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Arrêt du 2 avril 2025 de la première Chambre civile de la Cour de cassation : la qualification délictuelle de l’action en rupture brutale à nouveau questionnée !

Le 2 avril 2025, la première Chambre civile de la Cour de cassation a renvoyé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), portant sur la nature contractuelle ou délictuelle de l’action fondée sur la rupture brutale de relations commerciales établies (article L.442-1, II du Code de commerce), au regard des instruments européens de droit international privé. Ce renvoi relance le débat quant à la nature juridique de l’action fondée sur l’article L.442-1, II du Code de commerce au sens de la Convention de Rome (aujourd’hui Règlement « Rome I ») et du Règlement « Rome II » ?

En 1995, une société chypriote avait conclu avec un prestataire français un contrat visant à mettre à disposition des pilotes d’hélicoptères et des ingénieurs mécaniciens. Le contrat était soumis aux lois de l’île de Jersey. Après plusieurs années d’exécution, le prestataire français avait mis un terme au contrat sans accorder à son partenaire un quelconque préavis (un préavis contractuel n’était au demeurant pas prévu dans le contrat). S’estimant victime d’une rupture brutale de relations commerciales établies, la société chypriote avait alors assigné le prestataire devant le juge français sur le fondement de l’article L. 442-1, II, du Code de commerce.

Il appartenait alors au juge français de déterminer la loi applicable à cette action en responsabilité : l’action devait-elle être soumise aux lois de l’île de Jersey (loi choisie contractuellement par les parties) ou à la loi française (lieu de l’exécution de la relation et où la société française était implantée) ?

Dans son arrêt du 28 septembre 2022, la Cour d’appel avait écarté l’application de l’article L.442-1, II du Code de commerce, qu’il soit une loi de police ou non, faute de lien de rattachement suffisant de l’opération avec la France. Elle avait alors relevé que la victime de la rupture était établie à Chypre, que le dommage y avait été subi et que le contrat était en tout état de cause soumis aux lois de l’île de Jersey.

La société chypriote a alors formé un pourvoi en cassation au terme duquel elle a soutenu en substance (i) le caractère de loi de police de l’article L.442-1, II, du Code de commerce et le lien suffisant avec le territoire français du fait que son cocontractant y est établi et (ii) l’applicabilité du règlement (CE) n°864/2007 du 11 juillet 2007 dit « Rome II » dont l’article 4.3 désignerait, en l’espèce, la loi française, le fait dommageable présentant des « liens manifestement plus étroits » avec la France.

Selon la qualification juridique de l’action en rupture brutale au regard des textes européens de conflit de lois, il est certain que la désignation de la loi applicable varie grandement. Si l’on considère que cette action est de nature « contractuelle », c’est la loi choisie par les parties au contrat qui doit, par principe, s’appliquer, en vertu de la Convention de Rome, (devenue Règlement Rome I). Si en revanche, l’action est « délictuelle », c’est, par principe, la loi du lieu du dommage ou du lien le plus étroit (en l’espèce, la France) qui s’impose, selon le Règlement Rome II.

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C’est dans ce cadre que la Cour de cassation a transmis à la CJUE la question préjudicielle suivante : « Les articles 1er, paragraphe 1er de la Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles et du règlement (CE) n° 864/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II) doivent-ils être interprétés en ce sens qu’une action indemnitaire engagée au titre d’une rupture brutale des relations commerciales établies, appréciée sur le fondement de dispositions législatives régissant des pratiques qualifiées de restrictives de concurrence et donc d’une obligation légale de s’abstenir d’un certain type de comportement, relève de la matière délictuelle ou quasi délictuelle indépendamment des liens contractuels qui peuvent avoir été noués entre les parties ? ».

Dans cette affaire, la question de la qualification de l’action – délictuelle ou contractuelle – est déterminante, car elle conditionne l’application du règlement Rome II[1] (applicable aux obligations non contractuelles) ou de la Convention de Rome du 19 juin 1980[2] (applicable aux obligations contractuelles et devenue Règlement Rome I), textes permettant de déterminer la loi applicable à un litige entrant dans leur champ d’application.

Dans les litiges entrant dans le champ d’application des instruments privés européens précités, la jurisprudence de la CJUE oscille et manque, à ce jour, de clarté.

En effet, dans son arrêt « Granarolo » du 14 juillet 2016, la CJUE a admis que l’action en rupture brutale de relations commerciales établies pouvait relever de la matière contractuelle dès lors qu’une relation contractuelle tacite et régulière est caractérisée (CJUE, 14 juillet 2016, aff. C-196/15). La CJUE avait alors considéré qu’il appartenait au juge national de déterminer l’existence de cet accord implicite via un faisceau d’indices concordants. Depuis cette date, la jurisprudence française a entériné cette position, procédant à une application un peu « automatique ».

Toutefois, dans son arrêt Wikingerhof[3], la CJUE s’est orientée davantage vers une qualification délictuelle. Elle a en effet considéré qu’une action est qualifiée de contractuelle si l’interprétation du contrat est indispensable pour apprécier le comportement en cause. À l’inverse, lorsque l’action est fondée exclusivement sur la violation d’une obligation légale (en l’occurrence dans cette affaire, l’interdiction de commettre sur le marché un abus de position dominante), sans lien direct avec l’interprétation du contrat, la qualification délictuelle ou quasi-délictuelle doit prévaloir. Il avait alors été mis l’accent sur le caractère autonome de l’obligation légale qui fonde l’action, indépendamment des stipulations contractuelles. Dans son arrêt du 2 avril 2025[4], la Cour de cassation mentionne notamment ces décisions, afin de mettre en évidence les divergences jurisprudentielles existantes.

En revanche, dans les litiges purement internes, les juridictions françaises ont toujours considéré que l’action en rupture brutale engage la responsabilité délictuelle de son auteur. Il en est de même lorsque le litige international échappe au champ d’application du droit de l’Union européenne. Dans un arrêt du 12 mars 2025, la Cour de cassation, à propos d’un litige franco-américain dans lequel les parties étaient en désaccord quant à la juridiction compétente, a d’ailleurs indiqué clairement que l’action en rupture brutale de relations commerciales établies « dans l’ordre international, hors champ d’application du droit de l’Union européenne, est de nature délictuelle[5] ». La Cour de cassation a souligné que la violation d’une exigence prévue par la loi (un préavis raisonnable tel que prévu par l’article L.442-1, II) implique une responsabilité délictuelle.

Ce n’est donc finalement que lorsque les textes européens sont applicables que l’action en rupture brutale revêt une dimension contractuelle, ce qui tranche avec la position prise dans les litiges purement internes et dans ceux qui concernent un Etat tiers !

La question transmise à la CJUE permettra ainsi de déterminer si la position prise par l’arrêt Wikingerhof remet en cause celle de l’arrêt Granarolo ou si, au contraire, ces deux décisions peuvent cohabiter ensemble. Il convient de patienter avant que la CJUE ne rende son arrêt, mais il est certain que celui-ci sera lu avec attention, la question de la loi applicable nourrissant un contentieux fourni en matière de rupture brutale de relations commerciales établies. Il n’apparaîtrait toutefois pas incongru de considérer que l’action en rupture brutale de relations commerciales établies telle que sanctionnée en droit français, relève, au sens des textes européens régissant la loi applicable, de la matière délictuelle.

En effet, le manquement à l’article L.442-1, II du Code de commerce constitue une infraction légale, sanctionnée civilement, indépendamment de tout contrat. A cet égard, on peut penser que la Cour de cassation, par ce renvoi préjudiciel, penche pour la matière délictuelle…

Ce qu’il faut retenir : dans le cas où la CJUE aboutirait à la conclusion que l’action en rupture brutale relève de la matière « délictuelle » au sens des textes européens, la loi applicable sera donc, par principe, celle de la victime de la rupture brutale, ce qui sera forcément favorable aux entreprises situées en France et qui feraient l’objet d’une rupture brutale de la part de leur partenaire commercial situé à l’étranger.

Affaire à suivre !


[1] Règlement (CE) n°864/2007, loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II)

[2] Convention de Rome du 19 janvier 1980, 98/C 27/02

[3] CJUE, 24 nov. 2020, C-59/19

[4] Cass. 1e civ., 2 avril 2025, 23-11.456

[5] Cass., 1ère civ., 12 mars 2025, n° 23-22.051

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