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Le Tribunal de commerce de Paris rejette les demandes en réparation du préjudice concurrentiel de Provera, Match et Cora à la suite du cartel des produits laitiers

Tribunal de commerce de Paris, 3ème chambre, 20 février 2020

Le 11 mars 2015, l’Autorité de la concurrence a sanctionné les principaux fabricants de produits laitiers à hauteur de 192,7 millions d’euros[1] pour une entente sur les produits laitiers vendus sous marques de distributeurs (ci-après « MDD »)[2]. Les membres de l’entente avaient notamment été sanctionnés pour s’être entendus sur les hausses tarifaires et pour s’être répartis les volumes, en faussant parfois les appels d’offres lancés par les enseignes de la grande distribution.

S’estimant victimes de ces pratiques, deux enseignes de la grande distribution (ci-après « GMS »), Cora et Supermarchés Match, ainsi que leur centrale de référencement, Provera France, ont assigné en mars 2017, devant le Tribunal de commerce de Paris, plusieurs membres de l’entente auxquels elles ont acheté des produits laitiers durant la période de l’infraction en réparation du préjudice concurrentiel. Cora et Match, via leur centrale de référencement Provera, auraient ainsi acheté pour 74 millions d’euros de produits laitiers à certains membres de l’entente durant cette période et estimaient avoir subi un préjudice de près de 15 millions d’euros.

Par un jugement du 20 février 2020, la troisième chambre du Tribunal de commerce de Paris a toutefois débouté Cora, Match et Provera de l’ensemble de leurs demandes.

Tout d’abord, la juridiction consulaire considère que Provera, en tant que centrale de référencement, est irrecevable car elle n’a acheté aucun des produits objet de l’action en réparation et s’est contentée de les négocier en qualité de mandataire des société SAS Cora et Supermarchés Match. Elle ne démontre pas avoir subi un préjudice, même indirect dans l’exécution de son mandat, et donc avoir un intérêt à agir.

Ensuite, le Tribunal rappelle que, en l’espèce, les textes de transposition de la Directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014[3] adoptés le 9 mars 2017 n’étaient pas applicables car les faits incriminés étaient antérieurs à leur entrée en vigueur. En conséquence, il est fait application du droit commun de la responsabilité délictuelle de l’article 1240 du Code civil.

A ce titre, le Tribunal considère que la violation de l’article L. 420-1 du Code de commerce sanctionnée par l’Autorité de la concurrence dans sa décision n°15-D-03 du 11 mars 2015 précitée constitue bien une faute civile au sens de l’article 1240 du Code civil. En revanche, il appartient selon lui aux demanderesses de démontrer l’existence et la quantification du préjudice subi ainsi que le lien de causalité entre la faute et le préjudice. A noter que, sous l’empire du droit commun de la responsabilité délictuelle, les GMS doivent réussir à démontrer qu’elles n’ont pas répercuté le surcoût résultant de l’entente sur les prix qu’elles ont pratiqués aux consommateurs (« pass on »)[4].

En l’espèce, le tribunal considère que les demandes des GMS doivent être rejetées fautede preuves suffisantes du lien de causalité entre les pratiques d’entente des fabricants de produits laitiers et les variations des prix des produits sous MDD affectés par l’entente.

Selon la juridiction consulaire, si le modèle économique des « doubles différences » utilisé dans l’étude économique RBB produite par les demanderesses est recevable, celui-ci ne permet toutefois pas, en l’espèce, de mettre en évidence l’existence d’un préjudice et d’en établir le quantum.

Cette étude économique, qui se fondait notamment sur une comparaison entre le prix des produits vendus sous MDD affectés par l’entente et le prix des produits vendus sous MDF (un des deux groupes de produits de contrôle utilisés dans l’étude RBB) ne démontre pas l’existence d’une « différence significative » entre les prix des produits affectés par l’entente et les prix du groupe de produits de contrôle (non-affectés par l’entente).

En outre, l’autre groupe de contrôle choisi par RBB, à savoir des produits sous MDD non-affectés par le cartel, n’était pas suffisamment représentatif pour être pertinent en l’espèce. En effet, la liste des produits non-affectés par l’entente utilisés comme groupe de contrôle ne représentait que des volumes faibles (entre 8 % et 22 % des références selon les années), de telle sorte que ces produits n’étaient pas valablement comparables.

Par ailleurs, le tribunal relève que le préjudice complémentaire d’ombrelle (augmentation des prix par les producteurs non-membres de l’entente dans le sillage des agissements des membres du cartel) n’est pas non plus démontré.

Ensuite, la juridiction considère que les GMS n’apportent pas la preuve qu’elles n’ont pas répercuté les hausses alléguées des prix d’achats du fait du cartel sur les prix pratiqués auprès des consommateurs (« pass on ») et n’établissent donc pas le quantum de leur préjudice. A ce titre, les GMS soutenaient qu’elle n’avait répercuté qu’environ 34 % de la hausse qu’elles subissaient du fait de l’entente sur les prix aux consommateurs.

Toutefois, le tribunal relève qu’une étude académique indépendante conduite en mars 2015 par trois chercheurs de la Toulouse School of Economics, et produite par l’un des fabricants, conclut à des taux de « pass-on » nettement supérieurs : des taux entre 97 % à 133 % sur le prix du lait entier, demi-écrémé ou écrémé, et de 83 % en moyenne sur les yaourts. En outre, le tribunal relève que l’entente a concerné la majorité des fabricants de produits MDD, or dans ce cas il est logique que le « pass on » se rapproche de 100 % car toutes les principales GMS ont été victimes de l’entente.

Le tribunal en conclut que Cora et Match, qui n’apportent pas de démonstration pertinente sur le taux de « pass on », n’établissent pas le quantum du préjudice qui résulterait de l’écart entre les hausses des prix pratiqués par les fournisseurs de produits laitiers et les hausses de prix plus réduites qu’elles auraient décidé unilatéralement de répercuter sur les consommateurs finaux.

Enfin, le tribunal rejette les demandes d’indemnisation des GMS fondées, d’une part, sur des pertes de volumes non démontrées au cas d’espèce, et d’autre part, sur un manque à gagner de marge non documentée par les demanderesses.

Les développements économiques du présent jugement attestent, une fois de plus, de la place importante occupée, dans ce type d’affaires, par les études économiques fournies à l’appui et à l’encontre des demandes en réparation du préjudice concurrentiel, pour lesquelles la preuve reste éminemment difficile à rapporter.


[1] Amendes réduites par la Cour d’appel de Paris (arrêt du 23 mai 2017).

[2] Décision 15-D-03 du 11 mars 2015 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des produits laitiers frais.

[3] Directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne.

[4]  Cette preuve étant en pratique très difficile à rapporter la charge de la preuve a été renversée dans le cadre de la transposition de la directive du 26 novembre 2014. L’article L. 481-4 du Code de commerce prévoit désormais que « L’acheteur […] est réputé n’avoir pas répercuté le surcoût sur ses contractants directs, sauf la preuve contraire d’une telle répercussion totale ou partielle apportée par le défendeur, auteur de la pratique anticoncurrentielle. »

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