Dans une décision du 29 octobre dernier[1] relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur du matériel électrique basse tension, l’Autorité de la concurrence a condamné les industriels Schneider Electric et Legrand ainsi que leurs clients grossistes Rexel et Sonepar à des amendes significativement élevées, pour avoir pris part à des pratiques verticales de fixation du prix de revente dans le cadre du mécanisme dit de « dérogations » prévu dans les contrats-cadres annuels de distribution.
Loin de condamner en tant que telle la pratique courante dite des « prix dérogés », l’Autorité sanctionne dans sa décision leur utilisation détournée par les opérateurs, laquelle revenait, selon elle, en réalité à la fixation de prix de revente imposés.
- Les prix « dérogés » sont licites…
L’article L.441-3-1 du Code de commerce issu de l’ancien article L.441-7-1 du Code de commerce modifié à la suite de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 (dite loi Macron) et plus récemment par la loi n° 2023-221 du 30 mars 2023 (plus connue sous le nom de loi Descrozaille), précise que :
« III.-La convention mentionnée au I fixe, aux fins de concourir à la détermination du prix convenu, les obligations suivantes :
1° Les conditions de l’opération de vente des produits ou des prestations de services, y compris les réductions de prix et, le cas échéant, les types de situation et les modalités selon lesquelles des conditions dérogatoires de l’opération de vente sont susceptibles d’être appliquées ; […] »
En application de ces dispositions, un fournisseur peut accorder à son client distributeur des remises sur le prix d’achat standard permettant à ce dernier de bénéficier de prix d’achat inférieurs aux prix généralement pratiqués par les distributeurs sur le marché.
Ces dispositions sont caractéristiques de la relation triangulaire pouvant exister entre un fournisseur, quel qu’il soit, un négociant grossiste et un client final qui va généralement utiliser le produit et l’acheter au négociant grossiste[2].
Sur un plan strictement opérationnel, deux situations peuvent se rencontrer :
- celle dans laquelle le client final demande au négociant grossiste un prix d’achat dérogatoire au regard des prix que ce dernier pratique habituellement (que l’on qualifiera de « prix standards ») compte tenu de l’importance du marché concerné. Cela permet ainsi au grossiste de pouvoir répondre à un appel d’offres privé ou public ou simplement d’être en mesure de répondre à la demande d’un client qui attend un effort conséquent sur les prix pour un marché spécifique.
- celle, présentant une complexité plus prégnante, dans laquelle le client final a négocié en amont avec l’industriel des prix compte tenu notamment de l’importance de ce client, du volume de produits achetés au cours d’une année ou encore dans le cadre d’un appel d’offres (auquel l’industriel répondrait directement dans ce cas cette fois, eu égard à l’importance du marché dont il s’agit).
Aussi, que la demande de conditions dérogatoires émane du distributeur ou qu’elle soit négociée directement entre le client final et l’industriel, cette pratique de « prix dérogés » est bien connue et, en tant que telle, parfaitement licite.
L’Autorité de la concurrence reconnaît elle-même la licéité de ce mécanisme dans sa décision :
« Développé pour répondre à la demande des clients finals qui sollicitent souvent des tarifs inférieurs aux prix d’achat standards des distributeurs, ce mécanisme se définit comme une remise sur le prix d’achat standard, accordée sous forme d’un avoir par le fabricant au distributeur, pour que ce dernier puisse consentir aux clients finals qui le souhaitent des prix inférieurs au prix d’achat standard (ci-après « tarifs » ou « prix » « dérogés ») sans revendre à perte. »
Ajoutant ce qui suit :
« En pratique, la demande initiale de réduction de prix peut émaner du client final ou du distributeur (lorsque celui-ci souhaite se positionner sur un client ou une affaire en particulier). Toutefois, le fournisseur conserve toujours le dernier mot, tant sur l’octroi de la dérogation et le prix dérogé consenti au client final, que sur le montant de l’avoir correspondant octroyé au distributeur. »
- … pour autant qu’ils ne s’inscrivent pas dans une logique d’imposition de prix minima.
Aux termes de sa décision, l’Autorité condamne les différents acteurs non pas pour avoir pratiqué des prix dérogés en tant que tels mais car les pratiques dénoncées et poursuivies s’inscrivaient, selon elle, dans une perspective d’imposition de prix de revente aux négociants grossistes :
« Si le mécanisme contractuel de dérogations de Schneider Electric et Legrand n’est ainsi pas illicite en raison de sa nature même, il ressort toutefois de nombreux éléments documentaires saisis lors de l’instruction qu’il a, dans les faits, servi de support à deux ententes sur les prix :
- la première entre Schneider Electric et ses distributeurs Rexel et Sonepar, de décembre 2012 à septembre 2018 ;
- la seconde entre Legrand et son distributeur Rexel, de mai 2012 à septembre 2015. »
Et de conclure :
« L’instruction menée par l’Autorité a, en effet, permis de constater que les entreprises mises en cause ont, dans le cadre de ces ententes, choisi de conférer un caractère fixe aux prix dérogés. »
Nous nous situons donc là sur le terrain des pratiques anticoncurrentielles et plus précisément celui des ententes verticales visant à imposer un prix minimum de revente, qui sont sévèrement sanctionnées par toutes les autorités de concurrence de manière générale et plus précisément au sein de l’Union européenne sur le fondement des articles 101-1 du TFUE et L.420-1 du Code de commerce.
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Il nous semble qu’un autre point – susceptible de venir semer le trouble sans pour autant remettre en cause la légitimité des prix dérogés (bien au contraire) – devrait être envisagé à la lecture de cette décision. Il s’agit de la dérogation à l’interdiction des prix de revente imposés dans le cadre des contrats d’exécution introduite par la Commission européenne dans ses lignes directrices de 2022, expressément visée d’ailleurs dans la décision par l’Autorité[3].
Les lignes directrices de la Commission européenne sur les restrictions verticales de concurrence adoptées en application du Règlement européen 2022/720 du 10 mai 2022 concernant l’application de l’article 101§3 du TFUE à certaines catégories d’accords verticaux de distribution (ci-après les « Lignes directrices de 2022 »), prévoient au §193 ce qui suit :
« Dans le cadre d’un contrat d’exécution, le fournisseur conclut un accord vertical avec un acheteur aux fins de l’exécution d’un contrat de fourniture conclu antérieurement entre le fournisseur et un client spécifique. Lorsque le fournisseur sélectionne l’entreprise qui fournira les services d’exécution, l’imposition d’un prix de vente par le fournisseur n’est pas une pratique de prix de vente imposés. Dans ce cas, le prix de vente imposé dans le contrat d’exécution ne restreint pas la concurrence pour la fourniture des biens ou des services au client ni la concurrence pour la fourniture des services d’exécution. C’est le cas, par exemple, lorsque des clients achètent des biens à une entreprise active dans l’économie des plateformes en ligne qui est exploitée par un groupe de détaillants indépendants sous une marque commune et que cette entreprise détermine le prix de vente des biens et transmet des commandes aux détaillants en vue de leur exécution.
En revanche, lorsque le client sélectionne l’entreprise qui fournira les services d’exécution, l’imposition d’un prix de vente par le fournisseur peut restreindre la concurrence pour la prestation des services d’exécution. Dans ce cas, l’imposition d’un prix de vente peut équivaloir à une pratique de prix de vente imposés. »
La Commission européenne vise donc ici spécifiquement ce « ménage à trois » entre un fournisseur, un grossiste et un client final et fait preuve d’une certaine souplesse – laquelle n’a d’ailleurs pas manqué d’étonner les observateurs – en termes de détermination des prix de revente par le grossiste.
À la lecture des dispositions précitées, nous comprenons que dans le cadre de contrat d’exécution, au titre duquel un fournisseur et un client final auraient conclu un accord impliquant l’intervention d’un grossiste et lorsque ce grossiste aurait été choisi par le fournisseur, alors ce dernier semblerait pouvoir lui imposer un prix de revente tel que négocié en amont entre ce même fournisseur et le client final.
La Commission européenne ne semblerait donc pas totalement fermée à une certaine forme d’imposition de prix de revente dans cette situation spécifique…
Tout ceci peut laisser méditatif ; d’autant plus que nous ne pouvons nous empêcher de faire le parallèle avec les pratiques condamnées par l’Autorité de la concurrence dans sa décision du 29 octobre dernier en particulier dans le cadre d’une affaire apportée par le fournisseur au grossiste et au titre de laquelle les dérogations seraient accordées en application d’un contrat conclu antérieurement entre ce fournisseur et son client final.
En effet, dans ce cas, la pratique consistant pour le fabricant de matériel électrique basse tension à négocier directement avec le client final un prix d’achat auquel ce dernier pourrait s’approvisionner auprès du grossiste ne pourrait-elle pas s’inscrire dans cette tolérance de la Commission européenne ?
Cette éventualité est rapidement balayée par l’Autorité qui précise à ce titre que d’une part, les dérogations ne sont pas systématiquement accordées dans le cadre d’un accord conclu antérieurement entre le fournisseur et le client final puisqu’elles peuvent également être octroyées dans le cadre d’une affaire apportée par le distributeur au fournisseur et d’autre part, qu’il s’agit en l’espèce de « systèmes de distribution ouverts, reposant sur des acteurs économiques indépendants et autonomes », qui ne s’assimilent pas à des contrats d’exécution et donc dans lesquels les clients finaux sont libres de choisir les distributeurs de leurs choix[4].
En tout état de cause, cette dérogation concernant les contrats d’exécution prévue par la Commission européenne doit être lue avec prudence car il ne s’agit ici que de lignes directrices, autrement dit la « Soft Law » qui n’engage que la Commission européenne et non les autorités de concurrence étatiques. Or, nous connaissons tous la rigueur de l’Autorité française en matière de fixation de prix de revente.
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Une chose est certaine en revanche : dans sa décision, dite des produits électriques basse tension rendue le 29 octobre dernier, l’Autorité de la concurrence ne remet aucunement en cause la légitimité du système des « prix dérogés », seules ses conditions de mise en œuvre qui se traduisaient, dans les faits, par une entente verticale sur les prix, sont condamnées.
À noter qu’un recours contre cette décision a été formé devant la Cour d’appel de Paris. Affaire à suivre donc…
[1] ADLC, déc. n° 24-D-09 du 29 octobre 2024 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur du matériel électrique basse tension.
[2] À noter que l’on retrouve, sûrement par erreur, ces mêmes dispositions sous l’article L.441-3 du Code de commerce relatif aux relations entre des fournisseurs et des distributeurs au détail.
[3] ADLC, déc. n° 24-D-09 du 29 octobre 2024 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur du matériel électrique basse tension, §586 et suivants.
[4] ADLC, déc. n° 24-D-09 du 29 octobre 2024 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur du matériel électrique basse tension, §588.